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Thebe Magugu, le lauréat africain qui a imposé sa mode féministe au LVMH Prize

Lauréat du LVMH Prize 2019, Thebe Magugu crée sa mode décoiffante et féministe dans son pays, l’Afrique du Sud. Et le public succombe à son talent.

Le discours de ce jeune homme, né à Kimberley, en Afrique du Sud, a suscité l’admiration du jury : là où beaucoup rêveraient sans doute d’une autre vie – et peut-être de déménager dans une capitale de la mode -, Thebe Magugu a affirmé vouloir développer une marque internationale mais résolument africaine qui puisse offrir des opportunités sur son continent. « Parce que je veux que les gens changent enfin de regard sur l’Afrique, l’Afrique du Sud et la mode africaine », dit-il. L’engagement, c’est le maître-mot de sa création. Chacune de ses collections est un hommage aux femmes de son pays, à leur courage, à leur audace – et à leur sororité. En témoigne cet imprimé représentant une Noire et une Blanche qui se serrent dans les bras.

Un vestiaire engagé

L’illustratrice sud-africaine Phathu Nembilwi l’a dessiné pour lui, il en a fait une robe-manifeste. Féminicides, violences conjugales, sexisme : Thebe Magugu dénonce les affronts faits aux femmes. Dans sa collection de l’automne 2018, baptisée « Home Economics », les couleurs de ses robes et de ses jupes asymétriques, empruntées aux emballages des produits ménagers, des violets, des roses ou des jaunes chimiques, avaient une âpreté sulfurique, pour dire la causticité des paroles qu’on renvoie aux femmes quand elles osent s’affirmer. Mais associées à des coupes franches, des tailles appuyées, des petits corsets, il les transformait en amazones poétiques reprenant le pouvoir.

La mort de Karabo Mokoena, assassinée par son petit ami, qui a secoué son pays en 2017 ; les Black Sash, un groupe de femmes qui, dès les années 50, ont lutté contre l’apartheid ; un extrait d’une maison de poupée d’Ibsen ; les châles portés par les femmes de l’ethnie Tswana, dont est originaire sa grand-mère : tout inspire Thebe Magugu.

Cette sensibilité, il la tient d’une femme, justement. Forte, déterminée et aimante. « Ma mère m’a inculqué l’idée que l’on peut être ce que l’on veut grâce au vêtement, passer d’un rôle à l’autre, être fragile et fort à la fois », raconte-t-il. Son plus fidèle soutien, c’est elle, Tiego Magugu. « Depuis que j’ai 8 ans, je dessine des femmes. Quand ma mère m’achetait des vêtements, je pouvais tout porter. Avec elle, je regardais Fashion TV, et elle m’a encouragé à poursuivre mes rêves. » Au lycée, il est le rédacteur en chef de Little Black Book, un magazine qui chronique la vie de l’école. Il signe des éditoriaux de mode, photographie ses amis, leur crée des looks et les conseille pour s’habiller les jours « off » sans uniforme. S’il rêve de faire la Parsons School de New York ou la Central Saint Martins de Londres, c’est à la Lisof, la meilleure école d’arts appliqués d’Afrique du Sud, qu’il apprendra la mode, bien sûr, mais aussi la photo, le design et tout ce qui touche aux médias. Il fait des stages chez Woolworths, une grande enseigne multimarque basée au Cap. En 2016, il lâche tout pour voler de ses propres ailes et lancer son label. Son ancien patron, David West, revient le chercher pour participer à son programme de soutien aux jeunes créateurs locaux.

Propulsé sur le devant de la scène, il défile à la Fashion Week de Johannesburg, où il est repéré par un agent. La suite va très vite… Qu’a-t-il ressenti lors de l’annonce de sa victoire au prix LVMH ? Dans un café feutré de l’avenue Montaigne, à Paris, les yeux de Thebe Magugu s’embuent soudain. « Je sais d’où je viens », lâche-t-il : le township d’Ipopeng qui a inspiré sa nouvelle collection, la lutte d’une mère seule pour que son fils réussisse… La force de ce prix, c’est de rappeler combien le talent peut briser les frontières. Les obstacles, Thebe Magugu en rencontre encore quelques-uns. Le manque d’usines spécialisées, la mauvaise qualité des tissus importés, les problèmes de logistique… Avant-gardistes, certains de ses vêtements sont équipés de puces Verisium qui permettent de tracer leur parcours et fournissent jusqu’aux photos de ceux qui les ont façonnés. Les finitions de son tailleur, originaire du Malawi, ont paraît-il bluffé Bernard Arnault. Mais certains aspects de son développement doivent encore être consolidés ou résolus.

Le soutien sur mesure de LVMH

« Le prix s’accompagne d’un mentorat sur mesure, explique Jean-Paul Claverie, directeur du mécénat de LVMH. Il s’agit de préciser ses ambitions et ses atouts, mais aussi d’identifier ses points faibles. En fonction de ce bilan, le candidat bénéficie de contacts au plus haut niveau de compétence, des rencontres qui constituent un véritable accélérateur de croissance. » Ainsi, six mois après sa récompense, Marine Serre présentait en 2017 son plus beau défilé et permettait à sa marque de prendre son essor. « Juristes, fabricants, communicants… les créateurs ont à leur disposition les spécialistes des domaines clés du développement d’une maison de mode, poursuit Jean-Paul Claverie. En outre, ils parlent de leurs expériences et de leurs projets avec les directeurs artistiques des maisons de LVMH. » Ce qui a déjà changé pour Thebe ? Il loue un studio-atelier Downtown, à Johannesburg, pour accueillir son équipe. Sa bourse, il est libre d’en disposer comme il l’entend. Les experts du groupe lui ayant donné « des outils, une culture », il sait dès lors « mieux juger par lui-même » des choix à opérer, observe Jean-Paul Claverie, qui rappelle ce proverbe : « Quand on veut vraiment aider quelqu’un, plutôt que de lui donner, il vaut mieux lui apprendre à gagner. » Là est toute la philosophie de ce prix « solidaire ».

Thebe Magugu est distribué chez 24S et chez l’Eclaireur, à Paris, et dans plusieurs boutiques en Europe. « Anthro 1 », sa nouvelle collection présentée il y a quelques jours au Palais de Tokyo, à Paris, devant des acheteurs et des journalistes, confirme son entrée dans la mode d’une belle manière, puisque c’est sans doute son travail le plus personnel. Artiste multidisciplinaire, Thebe ne compte pas s’arrêter là : rédacteur en chef de Faculty Press, magazine qui met en lumière les talents sud-africains – et qu’il a offert à Anna Wintour l’hiver dernier à Londres lors de l’International Fashion Showcase, dont il fut le lauréat, il rêve de collaborations et de projets transversaux. Le petit sac-enveloppe estampillé « Par avion » a tenu ses promesses : c’est pour rejoindre les autres nommés à Paris que Thebe Magugu prenait l’avion pour la première fois l’an passé. Un grand voyage qui ne faisait que commencer.

La Rédaction

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